Une vision créative de l’inconscient…
1) Une création : une rencontre
Gilles Deleuze est un philosophe français né à Paris en 1925. Il est entre autres l’élève de Georges Canguilhem, médecin philosophe et résistant, qui est un contributeur important à la réflexion sur la clinique psychologique et la psychiatrie. Deleuze a également assisté dans sa formation aux séminaires de Théophile Alajouanine et Jean Delay, tous deux d’éminents psychiatres janetiens (cf Pierre Janet).
En 1968, il est invité par l’historien Michel Foucault à le rejoindre pour enseigner à l’université Paris VIII à Vincennes, qu’il contribue ainsi à fonder. Il y enseignera jusqu’à la fin de sa carrière. En 1969, à la suite d’une opération lourde due à des problèmes respiratoires de jeunesse, il part en convalescence dans le Limousin et y fait la connaissance du psychanalyste lacanisant Félix Guattari.
Ensemble, les deux hommes produiront plusieurs ouvrages dont deux formulent des axes cliniques inédits : L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux.
Pour vous les faire comprendre, parce que cela n’est pas toujours simple, cela m’amènera à quelques développements, plus ou moins longs.
2) Œdipe en doute
Au de là des engagements politiques et écologiques bien connus des deux hommes et de la virulence de leur propos à l’égard de la psychanalyse classique, il demeure la qualité de leurs arguments et de la réflexion qu’ils portèrent.
Et parmi ces critiques, il en est une, décisive, qu’ils formulent à l’endroit de la notion freudienne de « Complexe d’Œdipe ».
Le Complexe d’Œdipe fut vécu à l’époque où Freud avança cette théorie comme un scandale pour la société de son époque. Tout au long de sa vie, il éprouva la résistance de ses contemporains à l’égard de sa découverte et il ne cessa jamais, tout au long de son œuvre de la défendre. Mais même si sa pensée est bien plus complexe et plus riche que ses détracteurs ne le disent, ce qui en fait encore aujourd’hui l’un des penseurs incontournable de la psyché humaine, il fit de l’Œdipe la clé unique de son système explicatif et il contribua à cause de cela à sa rigidification, à sa simplification et à sa sclérose conceptuelle.
Il fut certainement conduit à cela pour faire face à ses contradicteurs, mais ce faisant, en se crispant, il en fit un concept autoritaire, infalsifiable, qui peu à peu se coupa du monde et de la nature véritable de la détresse des gens. Même quand on a raison, il y a toujours un peu de vérité dans les contradictions qu’on nous oppose et c’est un tort de ne pas en tenir compte.
Cela étant, on ne peut pas comprendre le destin du Complexe d’Œdipe, ni le malaise qu’il véhicule encore aujourd’hui, ni même les failles qui le minent, à cause probablement de ce malaise, sans en revenir à son contexte d’émergence. Au moment où Freud défend sa thèse, l’homme moderne exulte. Les bouleversements sociaux, politiques, scientifiques, industriels vécus alors semblent laisser entendre qu’il ne subsiste plus d’obstacles au déploiement des sociétés humaines et que ceux qui persistent encore seront tôt ou tard vaincu par « le progrès ». La Première et le Seconde Guerre mondiale n’avaient pas encore eu lieu, et malgré la violence sociale inouïe qui sévissait alors, il se partageait entre les occidentaux de cette époque, l’illusion que l’Homme pouvait être maître et souverain de son destin, tout autant social qu’individuel.
C’est dans ce contexte que Freud livre au monde son Complexe d’Œdipe, comme une malédiction. Car loin d’être idyllique le développement de la modernité déchire l’âme des humains, y compris des plus favorisés. Dans le même temps que l’abondance matérielle bondit, la souffrance morale explose, sans qu’on en saisisse les causes exactes. Freud en propose une explication scandaleuse :
Tous les êtres humains, pour devenir des personnes capable de profiter de la vie, doivent dénouer un conflit intérieur inconscient fondé sur un projet incestueux infantile et archaïque.
Ce faisant, Freud dénonce l’illusion prométhéenne des gens de son époque, et même de la notre : nous n’avons de moderne que le nom. Quoi que nous disions ou fassions, nous ne sommes pas maîtres de nos décisions : un projet sexuel archaïque ferait la loi à notre insu. Tel est son verdict. Et il faut bien qu’il y ait eut, ne serais ce qu’un soupçon de vérité où le début d’une explication pour que la société bourgeoise de l’époque s’entiche ou récuse avec virulence, cette humiliation.
De la même manière, on ne peut pas comprendre les critiques que formulèrent Deleuze et Guattari sur l’Œdipe sans en revenir au contexte. Au moment où l’Anti-Œdipe et Milles Plateaux surviennent, la psychanalyse s’est installé en France comme solution explicative unique et hégémonique de l’âme humaine sous l’impulsion, entre autres, de la princesse Marie Bonaparte 50 ans plus tôt… Les TCC, la systémie et d’autres approches de l’âme humaine et du soin psychique n’ont pas encore atteints la maturité pour proposer une alternative reconnue.
La psychanalyse est devenue alors une institution ayant pignon sur rue, imprégnant les milieux universitaires, la psychiatrie, et même les arts et la culture (la jonction s’est fait notamment à travers les surréalistes, avant de s’étendre aux milieux littéraires et au cinéma…)
À ce moment-là, la psychanalyse est devenue un lieu de pouvoir, avec des tendances à l’orthodoxie, au clanisme, et avec des dogmes peu discutés. Malgré des schismes et des ruptures internes entre freudiens et lacaniens, la logique de consensus, la fidélité au fondateur, bridaient à quelques exceptions prés la créativité des psychanalystes français, alors même qu’elle avait été à l’origine de leur discipline.
C’est dans ce cadre que Deleuze et Guattari se lancent dans le projet de partir à l’assaut de la psychanalyse classique en attaquant son point faible et en même temps son assise : le Complexe d’Œdipe.
Ce qu’ils lui reprochent est simple :
Le familialisme : la réduction des causes de nos souffrances morales au seul cercle familiale et à ses problématiques propres.
L’infantilisation : la réduction de nos déboires d’adultes à des frustrations (voire des traumas…) d’enfants et par conséquent la tendance des psychanalystes classiques à infantiliser leurs patients.
Le passéisme : l’idée que la clé du sens de ce dont on souffre ne se trouverait que dans le passé et plus généralement dans le souvenir.
Le pansexualisme : l’idée que tous nos problèmes ne seraient que sexuels
L’idéalisme : si le Complexe d’Œdipe est inconscient, il est infalsifiable, par conséquent il relève de l’interprétation libre de chacun et relève d’une idée abstraite.
Le personnalisme : la réduction des souffrances morales au seul espace de la subjectivité – c’est-à-dire que le problème reposerai uniquement sur soi. Il s’agit autrement dit de la tendance à rabattre des problèmes sociaux ou biologiques sur la personne, sur sa subjectivité, comme si d’autres plans qui dépassent le cadre du « je » n’étaient pas imbriqués dans nos souffrances…
Le paternalisme : le Complexe d’Œdipe fait que tout ce qui vient de la mère et des femmes en général est, en général, démonisé…
Le pessimisme : puisque si nous portons en nous-même le désir inconscient de coucher avec sa mère et de tuer son père (ce qui dans les faits reste à démontrer…), alors l’Œdipe fait de nous des criminels en puissance… En somme, l’Œdipe rend l’humanité indigne de confiance et vouée au mal. Il y a là les prémisses de la haine de soi. Le Complexe d’Œdipe est une des expressions du « nihilisme européen » (cf.Nietzsche) Il a, qui plus est, le tort de criminaliser l’attachement filial…
L’absence de preuves empiriques et statistique : le Complexe d’Œdipe, n’a jamais été démontré comme phénomène scientifique objectif et il existe plus d’indices concret le récusant (voir les travaux de Judith Rich Harris) que d’indices le confirmant… Où est le matériel clinique solide qui permet d’objectiver une telle théorie?… Pas de preuves solides donc : son invocation reste toujours sous caution…
Le détournement du mythe grec : la théorie freudienne, malgré quelques analogies lointaines, n’a en fait rien à voir sur le fond avec le mythe dont Sophocle a fait sa pièce…
La tendance au forçage psychique : si l’Œdipe est la clé explicative de tout, alors le psychanalyste orthodoxe, œdipianise tout ce qu’il voit, du monde et de son patient et ne voit plus le monde qu’à travers ce seul filtre arbitraire, forçant alors progressivement son patient, à l’usure, à « penser et vivre Œdipe… » – Concrètement, ce sont des relances qui tournent toujours autour de la culpabilité sexuelle ou affective, autour du père, autour de la mère, sans qu’on puisse s’échapper vers une autre thématique, etc, ou bien des interprétations, sous forme de petites remarques, ou mêmes de question qui nassent le patient en Œdipe…
L’autoritarisme : la relation psychanalytique est une relation verticale de domination du thérapeute sur le malade. Le psychanalyste en situation de cure princeps est celui qui sait, le malade celui qui subit. Le psychanalyste est celui qui impose son silence à l’autre et le domine par son silence. Ça ne se discute pas. Ça se discute d’autant moins que l’Œdipe est inconscient et que par principe toute contestation est considéré comme une validation de la théorie : c’est écrit textuellement par Freud lui-même (dans l’Interprétation des Rêves, 1899-1900).
Le caractère normatif : au fil de l’œdipianisation, de la lente conformation et la lente adhésion à la doctrine du maître, les éléments singuliers de la personne sont peu à peu dissout et digérés dans le modèle œdipien, jusqu’à ce qu’elle se conforme peu à peu à l’ordre établi, qu’elle rentre dans le rang, au sacrifice de soi et de sa richesse… Au fond, il s’agit bien d’avantage de devenir normal, « castré », d’accepter son impuissance, plutôt que de trouver les ressorts révolutionnaires qui permettent de jouir vraiment de sa vie et donc de la créer. Le résultat concret d’une psychanalyse est la résignation.
En somme, pour simplifier, Deleuze et Guattari, disent une chose simple :
Le Complexe d’Œdipe, ne va pas de soi et il n’est ni universel, ni central dans la construction psychique de la personne. Il ne constitue pas le motif principal inconscient, et encore moins unique, sur lequel la personne va se construire. L’imaginaire, l’affect, l’identité, l’existence ne se ratatinent pas à des histoires de « papa-maman-zizi-panpan ». La formation de nos affects, de notre sentiment d’être soi, de notre imaginaire, de notre sexualité, de notre identité et de nos relations familiale sont bien plus nuancés et complexes que Freud et surtout ses continuateurs ne les ont dépeint.
Pour autant, il ne faut pas entendre le sens de ces critiques comme une volonté de liquidation totale d’une conception qui serait défectueuse et dont il faudrait se débarrasser. Les critiques que Deleuze et Guattari formulent à l’endroit de l’Œdipe, loin d’en finir avec lui, paradoxalement le sauvent et lui donnent une seconde vie, du moins un tout autre sens. Aujourd’hui, il s’agit moins d’une théorie démontrée que d’une métaphore thérapeutique pour représenter des tensions familiales, identitaires ou sexuelles, imbriquées et difficilement objectivables, afin de s’en libérer, car si l’Œdipe est une théorie, il a aussi une réalité sociale, qui est celle que les gens lui donnent et que le patient, dans un second temps, lui accorde.
En effet, c’est spontanément que le patient, un peu nous tous, se plaint du poids de sa famille, qu’il évoque les rapports d’amour et de haine vis à vis de ses parents, de ses frères et sœurs, et leurs imbrications avec ses peines amoureuses et ou sexuelles, des enjeux de domination et de reconnaissances personnelles sans même qu’on l’invite à s’exprimer là dessus. La famille occidentale moderne, comme lieu de censure, n’est pas en effet l’espace le plus simple pour s’exprimer, alors même que nos sociétés promeuvent l’individu-roi et le moi désirant comme mode de vie.
La notion d’Œdipe vient ici jouer comme point de référence et comme image pour penser ce nœud dans lequel il s’étrangle. Œdipe est un amalgame qui traduit le non-sens de la civilisation auquel se heurte l’homme civilisé. Loin de faire loi, il s’agit plutôt de le considérer comme un délire ordinaire, qu’il faut pouvoir se représenter pour en finir avec lui et passer à autre chose. Œdipe c’est le délire du névrosé.
Le Complexe d’Œdipe est bien plutôt un discours amer d’adulte occidental qui ne parvient pas à dépasser un nœud thématique dans lequel la sexualité, l’amour, la famille, l’autorité, la hiérarchie, la culpabilité s’imbriquent sans trouver d’issue. La métaphore œdipienne sert ici de support ou de miroir déformant, parmi d’autres pour penser ce nœud et donc pour pouvoir le défaire et accéder aux arrières plans qu’il dissimule. Au fond, le problème n’est pas tellement de savoir si le complexe d’Œdipe est une théorie vrai ou fausse, mais de le dépasser pour construire ou reconstruire son propre mythe. Liquider Œdipe pour faire place à soi, à sa propre histoire et sa propre géographie.
3) Faire de la psychanalyse autrement!
Une fois qu’on a libéré l’inconscient de l’œdipianisme reste à dire ce qu’il s’y joue et comment nos désirs s’y élaborent. Deleuze dit : « par des machines désirantes ».
Pour Deleuze, notre désir est fabriqué. Pour le comprendre, je prendrais un exemple.
Si je désire boire un verre de vin par exemple, je peux retracer la fabrication de ce désir.
Ainsi, je bois du vin parce que je suis de culture chrétienne, parce que les Romains en ont introduit la culture en Gaule et qu’il est devenu un produit chargé d’histoire et de symboles auxquels j’ai été sensibilisé dans la culture où j’ai grandi et où je vis. Il y a des peintures, des musiques, des textes sur le vin. Il y a des bâtiments et tout un paysage qui racontes physiquement le vin et qui imprègne l’imaginaire de ma langue et de ceux qui la parlent, dont moi. Le vin, c’est donc quelque chose qui représente des valeurs fortes et qui sont parties intégrantes de ma culture.
Je bois enfin du vin parce que mon père en buvait et m’en a fait boire, quand j’étais petit, pour me faire goûter parce que je trouvais alors cette habitude curieuse quand j’étais enfant. Je n’ai pas aimé ça, mais plus tard, j’en ai bu en compagnie de mes amis et de mes amoureuses et mon palais et mon organisme ayant évolué, ce fut une expérience plus intéressante. J’ai aimé le vin parce que les gens qui en buvaient avaient l’air d’être implicitement reconnus et valorisés par la société où nous vivions, si bien que cela me fait une appartenance implicite à un groupe donné. J’ai aimé l’expérience physique de l’ivresse, la décentration du moi que cela donne. Finalement, j’aimé le goût du vin.
Dans un moment donné, j’ai pu désirer boire un verre de vin parce que je me trouvais avec mes amis, parce que je souhaitais me détendre après mon travail, parce que nous partagions du fromage et du pain et que cela correspond à un certain bien être pour nous, à une manière d’être au monde…
Ici, je ne bois pas du vin parce que ce serait la « loi du père » et parce que ce serait une sorte de rite initiatique qui me ferait reconnaître parmi les hommes (une expérience morale bien/mal…), mais parce qu’il y a une machine désirante déterminée par l’Histoire et la Géographie auquel mon père, mes amis, mes amoureuses m’ont donné accès. Il y a eu une somme d’opportunités qui ont conduit à une rencontre heureuse avec le vin comme vecteur de jouissance et de vie plutôt que comme vecteur de mort et de destruction de soi (ce qu’on appelle aussi le « vin mauvais »…).
Mais si d’aventure, il me venait du dégoût pour le vin, ce serait pour les mêmes raisons (les Gaulois, les Romains, les chrétiens, le goût, l’auto-suffisance, mes amis, le pain et le fromage, l’ivresse, etc.). Il aura suffi qu’une rencontre renverse tout ça pour passer de l’adhésion au rejet et pour vomir deux mille ans d’Histoire… L’Histoire et la géographie dans laquelle je baigne dans laquelle ma famille a baigné me fait fond et fabrique en moi, au gré des rencontres, les matrices de mes préférences et de mes rejets plus certainement que les jeux de pouvoir familiaux, sexualisés ou non, que j’ai enduré dans ma prime enfance.
L’inconscient, pour Deleuze et Guattari, n’est pas par destination un double démoniaque caché qui nous voudrait du mal ou qui conspire contre les autres et soi-même (il peut le devenir dans certaines circonstances…), il n’est pas non plus un dépotoir pour y enfouir les poubelles de nos âmes meurtries.
Il est bien au contraire une force autonome de production qui démonte et assemble en silence, dans l’ombre des coulisses, des affects, des percepts et des concepts selon des principes qui lui viennent au fil de cette activité d’assemblage et de démontage. C’est au contact de ce qu’il assemble et démonte qu’il apprend comment assembler et démonter ce qu’il démonte et assemble. Son mode de formation est donc dialectique, ou polaire. C’est pourquoi chaque inconscient est propre à chacun, lui est singulier.
Par exemple, si je grandis dans une famille de militaire, je vais être imprégné par des discours, des images, des sons et des sentiments particuliers, liés aux armes, aux uniformes, à la vie de caserne et à ce que cela véhicule, d’affect, de concept, de percepts.
Selon que ma famille adhère à sa fonction, selon que je suis investi ou désinvesti par ma famille pour y adhérer, selon que je rencontre des gens qui adhèrent ou rejettent cet univers, qu’il soit associé à des évènements heureux ou malheureux, je vais produire un imaginaire particulier de rejet ou d’adhésion à l’armée, aux armes, à la violence et mon inconscient, en assemblant ou en démontant les éléments dont il dispose, le fera selon ce que ces éléments lui invitent à faire. On n’assemble pas de la même façon des canons ou des fleurs, le bruit du tambour ou le chant des oiseaux.
Pour autant, si mes parents sont jardiniers mon inconscient se formera pareillement, de façon dialectique et me fera un « inconscient-jardinier »… Cela étant, ayant un inconscient jardinier rien ne m’empêche de développer plus tard un « inconscient-soldat ». Je peux tout à fait érotiser la guerre aux taupes et aux limaces et de là en venir à la faire aux hommes. Il n’existe pas de détermination définitive, mais des chemins qui s’ouvrent ou se ferment au gré des évènements, c’est-à-dire un rhizome, à la fois région et réseau qui constitue mon identité profonde, ce à quoi je m’identifie… Si bien que mon identité loin d’être une statue de marbre, tout au long de ma vie ne cesse de se faire, de se défaire et de se refaire…
Cette immensité, cette multitude interne fait pendant à celle du dehors, du monde et conditionne à la base notre indétermination, ce que Deleuze et Guattari désigne comme le Corps Sans Organe, la masse organique vivante et indéterminée, sans utilité, sans créateur non plus et sans le souci de son utilité, donc sans organes qui lui donnent des fonctions, et, que l’inconscient machinique va arrimer, organiser, strier, déterminer, programmer. La tension de notre vie se joue toujours entre « des machines désirantes » et notre « corps sans organe » : soit d’un côté, un quadrillage des flux qui détermine un quadrillage de flux, en un bourgeonnement infini et fractalien et d’un autre coté une tendance passive au retour à l’incréé, à l’indéterminé, au possible.
Ainsi l’inconscient serait donc pour Deleuze et Guattari cette force qui agence des éléments qui proviennent de notre ancrage historique et géographique et d’un contexte social et culturel donné, qui nous singularise et nous détermine. C’est-à-dire le réel et le virtuel. Le milieu social et culturel dans lequel nous baignons est la région, le territoire qui contient les matrices de nos désirs. Ce territoire, cette région, on peut la parcourir, elle invite à la mobilité et elle est aussi jalonnée de points fixes, ce que Deleuze et Guattari appellent des « plateaux ».
Donc, si avoir une identité, c’est s’identifier à un modèle ou plusieurs (toujours transitoires…), (et nous sommes équipés neurologiquement pour cela), nous ne nous contentons pas seulement de nous identifier à nos parents, mais aussi aux territoires où nous avons vécus, aux histoires qui nous ont traversé, aux forces sociales qui nous ont travaillé à travers eux et au de là. C’est tout un maillage serré qui s’entretisse, qui nous strie, déterminent des points de fuite, c’est tout ce maillage que nous appelons « je ». Le fameux « je » est un autre de Rimbaud
Pour synthétiser, si nos parents nous influencent, ce ne sont pas eux directement qui sont en jeu dans nos peines psychologiques, mais c’est par eux, comme vecteurs, que nous sommes travaillés jusque dans notre corps par les tensions en jeu dans le monde où nous vivons.
C’est pourquoi il y a en nous-même une multiplicité intérieure qui fonde notre unité, parfois harmonieuse, parfois chaotique, tantôt porteuse d’affects lourd, tantôt porteuse d’affect léger, dont il faut pouvoir réaliser la carte pour en percevoir le rhizome, afin qu’on puisse le réagencer, c’est-à-dire agir dessus.
Car la clinique deleuzo-guattarienne, n’a pas pour finalité une explication plausible de soi, une découverte ou une redécouverte de soi, mais la reprise du contrôle de la production sur nos machines désirantes, pour, au moyen d’actes de micro-résistances, pouvoir retrouver la souveraineté sur soi. Dessiner, chanter, écrire, construire un mur pour sa maison, faire un tour du monde, ou réaliser une entreprise quelle qu’elle soit, sont ce qui permet de dépasser le dire et de le faire basculer du virtuel au réel. Ce sont nos actes qui nous transforment vraiment, en nous engageant, c’est pourquoi une thérapie qui « marche », tend à nous faire agir, à nous rendre agissant, c’est-à-dire vivant.
Au final, Deleuze et Guattari, loin d’en finir avec la psychanalyse l’ont au contraire réagencé. Il s’agit bien ici de faire psychanalyse, de « psyché » l’esprit et de « analysis » la décomposition, c’est-à-dire une analyse de l’esprit autrement que par les modes de fascination autoritaire du dire et donc de l’écouté, mais plutôt en invitant les patients à récupérer leur singularité dans une démarche de création de soi qui leur fasse dépasser le mur de la parole ; puisque ce qu’on appelle souffrance psychique n’est pas autre chose qu’une fixation, une coagulation, qui correspond à l’arrêt de la production de soi, la mise en suspend de la création de soi.
Si nous sommes amenés à recourir à ces conceptions, nous serons conduits à mener une analyse de votre psyché en dépassant l’Œdipe, en le liquidant, pour explorer ce qu’il y a derrière et donc partir à la rencontre de qui vous êtes vraiment, tout en essayant de vous mettre en acte, de vous remettre en marche, en position de créer votre vie… C’est ce qui passe par exemple lorsque quelqu’un s’engage avec moi dans la méthode intégrative que je propose.
Si vous souhaitez vous familiariser avec la pensée et le travail de Gilles Deleuze, une partie de ses cours est disponible en format audio et texte en partage directe sur le site de l’Université Paris 8 vous pouvez y accéder en cliquant sur ce lien.